Histoire des ordinateurs et programmes d'échecs
 
Une supercherie pour commencer  
C'est à l'époque où l'utilisation des engrenages et mécanismes de précision était devenue indispensable que naquirent les premières idées de création d'un automate aux échecs.
Ainsi en 1769, le baron Von Kempelen, ingénieur autrichien, fabriqua un automate nommé Le Turc du fait de son apparence avec un Turc.
Cet automate était assis devant un large coffre dont le couvercle était un échiquier. A chaque mouvement il saisissait la pièce à jouer et la déplaçait à l'endroit propice. Le coffre qui contenait des rouages forts compliqués censés calculer les coups à jouer était ouvert avant chaque partie.
Le baron parcourut l'Europe avec son automate et gagna la majorité des parties, dont une contre Napoléon. Edgar Poë était perplexe (imaginez tout de même un assemblage de poulies et d'engrenages jouant le noble jeu!) car il avait bien examiné la mécanique de l'objet et était persuadé qu'un compère caché calculait les coups.
Et bien évidement il avait raison. En fait à l'intérieur se tenait un homme très petit utilisant un système de miroirs et d'articulations pour jouer et voir le coup joué par l'adversaire.

L'automate de Von Kempelen

L'automate atterrit, après la mort de son propriétaire, dans un musée et âgé de 85 ans il périt dans un incendie.
Il y eut ensuite dans le même acabit le Ajeeb en 1868 puis le Mephisto en 1878 mais le public connaissait désormais l'artifice.

Des débuts laborieux  

En 1900, Torre Quevedo, technicien à l'école polytechnique espagnole Escuela Technica Superior de Ingenieros de Caminos, réalisa une machine électromécanique désignée par Joueur d'échecs afin de résoudre la lutte R+T contre R en le plus petit nombre de coups. Une version plus sophistiquée comprenant un système acoustique qui permettait d'annoncer "Echec et mat", fut présentée à Paris en 1914. Mais la première guerre mondiale allait éclater et il allait s'en suivre une longue période où les recherches seraient totalement consacrées à l'armement.

Entre les deux guerres, des machines d'un nouveau genre furent imaginées: c'étaient les machines de cryptographie, la plus connue étant Enigma.
Alan Turing, ingénieur et mathématicien anglais qui avait en 1936 conceptualisé la machine qui portera son nom (d'ailleurs on ne peut pas ne pas mentionner ici le célèbre test de Turing: comment reconnaître dans une conversation entre une machine équipée d'une mémoire prodigieuse et un homme, tous deux enfermés dans une boite, lesquels des deux est la machine?) et ainsi posé les bases de la théorie des automates, viendra à s'y intéresser. Egalement passionné d'échecs, à la question d'un journaliste sur la possibilité de créer une machine automatique jouant aux échecs, il répondra: « C'est une question qui pourra être résolue expérimentalement dans une centaine d'années. »... on était en 1946.

Or justement, avec l'apparition en 1946 du premier ordinateur entièrement électronique ENIAC et de la naissance de la cybernétique, l'idée de concevoir une machine jouant réellement aux échecs devint sérieuse et les estimations de Turing allaient très vite être revues à la baisse. D'ailleurs lui même comprit l'avancée technologique et il s'essaya à l'élaboration d'un programme d'échecs et de certains concepts comme celui de "position morte". Son programme nommé TurboChamp ne fut que théorique mais il organisa tout de même un match contre son ami Glennie, Turing pour ce faire simula son programme sur papier.

La première partie connue "jouée" par une machine
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Mais c'est surtout à Claude Shannon qui développait alors la théorie de l'information au Bell Laboratory, que l'on doit les bases de la programmation du jeu d'échecs; En fait il comptait s'appuyer sur l'étude de ce jeu pour élaborer de nouvelles techniques de traitement de l'information sur le schéma de réflexion du cerveau humain, à savoir: calcul-évaluation-décision. C'est en mars 1949 que le célèbre article parut.
Dedans il introduisait de nombreux concepts et nouveaux termes qui allaient bientôt devenir indispensables et que l'on utilise encore aujourd'hui, pas seulement dans le jeu d'échecs, mais dans tous jeux de réflexion: Arbre des variantes, fonction d'évaluation, force brute/recherche heuristique... Il suggéra également que le programme pourrait apprendre directement sur ses erreurs en modifiant dynamiquement la fonction d'évaluation... Beaucoup plus facile à dire qu'à faire!


Les pères du formalisme algorithmique: Alan Turing (1912-1954), de la théorie de l'information: Claude Shannon (1916-2001), et de la théorie des jeux: John Von Neumann (1903-1957).

En 1957 eut lieu la première partie disputée par un programme d'échecs sur une machine automatique; d'accord le Los Alamos Chess Program ne jouait que sur un échiquier réduit de 36 cases où les fous avaient de plus été éliminés, où les pions dans l'ouverture ne pouvaient avancer que d'une case, où les roques n'étaient pas gérés... mais il jouait et c'était ça le plus important!

La partie fut d'ailleurs remportée par l'ordinateur. Qui était le joueur adverse? un Maître International? un joueur de club? un joueur de seconde catégorie? non... un inconnu! En fait on avait sélectionné un volontaire qui ne connaissait une semaine auparavant rien aux échecs! Mais malgré la toute petite performance, il est certain que les programmeurs venaient de remporter un sérieux point psychologique sur le joueur d'échecs.

Ce programme, conçu par Ulam et Stein, tournait sur un ordinateur à lampes Maniac I de 1950 qui avait servi pour le projet Manhattan et l'étude des réactions nucléaires, la technologie à transistors n'étant pas encore très développée. Durant ce match la machine se limitait à une profondeur d'analyse de 4 demi-coups, ce qui fait qu'elle jouait un coup en, environ, 12 minutes (soit 500 positions analysées par seconde).

L'ordinateur à lampes MANIAC I au laboratoire atomique de Los Alamos.

Dès l'année suivante, une machine sut appliquer toutes les règles et disputer une partie entière. C'était un IBM 704, programmé par Bernstein, Roberts, Arbuckle et Belsky. La saisie des coups se faisait à l'aide de cartes perforées. Outre une meilleure fonction d'évaluation, les concepteurs se penchèrent sur la sécurité du roi, une des clefs de la réussite d'un programme. Une troisième évolution fut l'abandon de la force brute au profit de la sélectivité des coups. Mais les performances étaient encore très médiocres.

Puis au début des années 1960, avec le développement des circuits intégrés et transistors, apparurent les premiers ordinateurs commerciaux (série des PDP de Digital Equipment), alors les programmes d'échecs purent commencer à participer à des opens.
Mais du fait de la très faible puissance des ordinateurs, il est évident qu'ils ne faisaient pas un pli contre des joueurs professionnels ni même contre des joueurs de club.

De plus l'algorithme MinMax, proposé par Von Neumann en 1945 avec la théorie des jeux, était très succinct.
Au fait pourquoi utiliser un algorithme alors qu'on pourrait tout simplement calculer toutes les parties différentes possibles, les mettre en mémoire, puis l'ordinateur n'aurait plus qu'à chargé les coups qui le mènent à la victoire?
Tout simplement parce que le nombre de parties distinctes s'élève à 10 et qu'il faudrait des centaines de milliard d'années à un super ordinateur pour résoudre le calcul. Mais imaginons que l'on dispose d'une machine incroyablement puissante (un ordinateur quantique?), il y aurait encore un problème: celui du stockage des parties car même la totalité des particules existant dans l'univers (environ 10 aux dernières nouvelles; sauf bien évidement si l'univers est un univers fractal mais bon là c'est une autre histoire...) n'y suffirait pas!

Bernstein qui développait la seconde version de MANIAC était lui aussi perplexe sur la possibilité de victoire des ordinateurs sur des amateurs. D'ailleurs les joueurs ne s'y trompaient pas et étaient bien content de tomber contre eux lors d'open. Mais cela allait vite changer...

En effet un programme conçu par Greenblatt et Eastlake à la célèbre Massachusetts Institute of Technology fit sensation en obtenant en 1968 une performance de 1400 points Elo dans un open; Ainsi le MAC HACK pouvait en théorie se défaire de tous amateurs d'échecs. La fonction d'évaluation comprenait maintenant plus de 50 critères et calculait les coups jusqu'à une profondeur de 6 demi-coups.

La même année, lors d'un congrès international d'informaticiens, Michie et un certain Mac Carthy déclarèrent à David Levy, grand joueur d'échecs puisque champion d'Ecosse, que « les machines joueront dans quelques années au niveau d'un Maître International ». Mais David Levy connaissait les limites de l'informatique, en tout cas en ces années là, et il paria 500£ (2x250£) qu'aucun programme ne le battrait avant dix ans et en soi, il ne prenait pas beaucoup de risques!

Une lutte sans merci  
Comme on était en pleine période de guerre froide, les Soviétiques se devaient de réagir et sous la direction de l'ex-champion du monde Mikhaïl Botvinnik, ils élaborèrent alors le programme Kaïssa qui allait dominer les programmes Américains par trois victoires à une en 1966 puis qui allait décrocher le premier titre des champions du monde des ordinateurs en 1974 à Stockholm. Entre temps, en 1970, fut crée le championnat d'Amérique du nord des ordinateurs d'échecs.

En 1976, un joueur d'élite Suisse est battu par un ordinateur Digital Equipment

La volonté des universités à obtenir le plus fort ordinateur d'échecs entraîna la conception de nouveaux algorithmes plus efficaces tel que l' Alpha-Bêta, dûe à John Mac Carthy, qui permettait d'éviter une recherche exhaustive des coups en divisant par 6 (dans le meilleur des cas) le nombre de coups à analyser.
En parallèle, la recherche en informatique était en plein boom et sous la tutelle d'Intel la puissance des ordinateurs avait pris son envol.
Certains avaient compris et pensaient que réellement David Levy avait une chance de perdre le match, ainsi Papert en 1969 puis Kozdrowicki en 1971 et enfin Michie qui doubla son enjeu en 1974 firent qu'au bout du compte, le pari portait sur 1250£.

D'où les quelques inquiétudes de David Levy avant son match en 1978 contre le meilleur programme du moment Chess 4.7.

Un Maître International tombe  

Chess, développé à partir de 1967 à la Northwestern University par David Slate et Larry Atkin, tournait sur un des plus puissants ordinateurs du moment, le Control Data Cyber 176 (14 MIPS). Cette dernière version 4.7 avait pratiquement remportée tous les derniers grands rendez-vous des tournois d'ordinateurs en battant notamment Kaïssa. De plus, elle avait fait ses preuves en battant à plusieurs reprises des bons joueurs de club mais venir à bout d'un Maître International était une autre affaire, surtout qu'aucun Maître International n'avait encore été battu par un ordinateur.

Pourtant, fort de ses 3000 positions analysées par seconde, il donna du fil à retordre à Levy. Si le joueur s'imposa 3,5 à 1,5 c'est grâce surtout à sa bonne connaissance des points faibles du programme comme l'absence de stratégie en finale.

La défaite de David Levy dans la quatrième partie
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Mais ce qu'on retenu de ce match c'était cette défaite à la quatrième partie de Levy... Les machines allaient-elles prendre le pas sur l'Homme?
Penser au lieu de calculer  

Tous les chercheurs affirmaient que le développement de l'intelligence artificielle allait apporter de nouvelles idées pour l'élaboration de programmes d'échecs.
Déjà, au début du 20ème siècle, les psychologues Alfred Binet puis Otto Seiz s'étaient intéressé aux représentations mentales abstraites du joueur d'échecs. Ils montrèrent que nos facultés intellectuelles étaient conditionnées par la mémoire et l'intuition.
Le joueur d'échecs de classe mondiale utilise sa mémoire, bien évidemment pour retenir la théorie des ouvertures, mais surtout pour emmagasiner de nombreux types de positions et schémas de jeux qu'il tente de reproduire.
Ainsi l'analyse d'une position du joueur pourrait être la suivante: "cela me rappelle une partie contre X, la position de mon cavalier était en Y et il avait permis une offensive sur l'aile dame avec pour résultat le gain de la partie. Donc mon plan va être de tenter de placer le cavalier en Y."
L'ordinateur dispose également de mémoires de masse considérables, mais il est tout à fait incapable de l'exploiter, en dehors de l'ouverture, et de raisonner comme le joueur.
Quand à l'intuition, l'ordinateur n'en possède tout simplement pas. Alors qu'un joueur professionnel n'envisage que dix pourcents des coups possibles et que son arbre de recherche contient à peine 100 noeuds, l'ordinateur, dans le même temps, calcule bêtement tous les coups possibles avec au final un arbre dépassant les milliards de noeuds!

Par conséquent, les recherches entreprises avaient pour but de rapprocher les programmes des caractéristiques de réflexion humaines et de créer un programme d'échecs intelligent.

Dès 1968, Stanley Kubrick avait formidablement utilisé ce concept d'intelligence artificielle dans le film 2001, l'Odyssée de l'espace.
En effet dans la troisième partie "Mission Jupiter, 18 mois plus tard", le vaisseau Discovery est commandé par un ordinateur nommé HAL 9000 (pour Heuristically programmed ALgorithmic computer), celui-ci est programmé et sensé ne commettre aucun erreur. Kubrick passionné d'échecs va alors avoir le génie de mettre en scène Frank, un des équipiers, jouant contre l'ordinateur. La scène ne dure que 30 secondes mais est très intéressante.
Nous sommes au 14ème coup et Frank possède les blancs, voici la suite:

<<
Frank: Queen takes pawn. OK? (14. Dxa6)
HAL: Bishop takes Knight's pawn. (14. ... Fxg2)
Frank: That's a good move. Rook to King One. (15. Te1)
HAL: I'm sorry, Frank. I think you missed it. Queen to Bishop Three. Bishop takes Queen. Knight takes Bishop. Mate. (15. ... Df3 16. Fxf3 Cxf3 mat.)
Frank: Yeah, looks like you're right. I resign.
HAL: Thank you for a very enjoyable game.
Frank: Yeah. Thank you.
>>

Tout d'abord, une remarque: Frank est persuadé de la perfection de la machine et ne soupçonnera jamais que celle-ci puisse se tromper. Or rien que dans cette fin de partie il y a deux ambiguïtés qui permettent de douter de l' intelligence absolue de l'ordinateur:
Premièrement si on analyse le quatorzième coup blanc, on se rend compte que HAL a un mat forcé à partir de cette position. Donc qu'il aurait dû avertir Frank de sa défaite au 14ème coup et non 15ème. On peut ainsi admettre que HAL est limité par sa puissance de calcul puisqu'un joueur de club aurait facilement trouvé le mat au 14ème coup.
Deuxièmement HAL à son quinzième coup se trompe en désignant Queen to Bishop Three au lieu de Queen to Bishop Six!!! Mais évidement Frank est tellement subjugué par la machine qu'il ne réagit même pas.
Ainsi cette défaillance semble signifier que le programme possède des erreurs, peut-être dues aux programmeurs, et que donc l'ordinateur peut se tromper; Cette thèse sera d'ailleurs confirmée par la suite.
Très subtil!

(Ma) Conclusion: le programme ne fait aucunement appel à de l'intelligence artificielle, il est limité aussi bien par le hardware sur lequel il tourne, que part les données de sa mémoire et donc du travail des programmeurs.
De plus Kubrick veut certainement passer le message suivant: "Quelles que soient les aptitudes d'une machine, il faut toujours garder à l'esprit que la machine puisse être défaillante". En effet si Frank avait été plus vigilant, il aurait consenti que HAL n'était pas parfait, ce qui aurait pu indubitablement éviter la tragique suite.

On notera que la partie avait déjà été disputée par deux joueurs d'échecs Allemand en 1910 et que HAL était programmé pour gagner une partie sur deux afin de ne pas léser les joueurs.

Position après que Frank ait joué 14.Dxa6

Au début des années 70, peut-être inspirés par le film, plusieurs scientifiques s'étaient attaqués au problème de l'IA donc le français Jacques Pitrat, chercheur au CNRS. Il utilisa pour cela une arborescence de plans qui était une suite de coups dépendant du but à atteindre et qui avait l'avantage d'être très réduit en noeuds. Le nom du programme développé était ROBIN.

En fait le succès fut mitigé car d'un côté, dès 1990 on ne parlait plus de ce type de programme d'échecs, ceux-ci étant complètement dépassé par la symbiose supercalculateur-algorithme AlphaBêta; et d'un autre côté les recherches avaient permis de grandes avancées dans des domaines comme la médecine avec la mise en place des systèmes experts.
Mais vu que là on parle d'échecs et non de médecine, on dira que ce fut une terrible désillusion.
Des ordinateurs d'un autre monde  
Si ce n'était en devenant intelligent que la machine battrait l'homme, cela le serait pas sa vitesse de calcul et a fortiori par la puissance des processeurs avec une loi érigée: "augmentez la profondeur d'analyse d'un demi-coup et vous gagnerez 200 points Elo". Cette constatation encouragea l'apparition de gros ordinateurs équipés de plusieurs microprocesseurs. Et ce fût Belle qui ouvra le bal en 1980 en détrônant Chess 4.7 .
Belle, conçue par Kenneth Thompson au Bell Telephone Lab, était un ordinateur spécialement créé pour les échecs et pouvait calculer plus de 100 000 positions par seconde. Il atteignait en 1983 un classement Elo de 2100, c'est à dire qu'il pouvait battre 95% des joueurs.

Puis en 1983, Cray Blitz remportait la palme. Il tournait sur les remarquables, et non moins célèbres, calculateurs Cray. Un nouveau défit de 1000$ fut alors lancé par David Levy au programmeur du Cray Blitz, ce montant venait s'ajouter à une somme de 4000$ offert par le magazine Omni.
Mais encore une fois, David Levy remporta haut la main les quatres parties.

Un Cray-1

Enfin en 1984, le programme Hitech, développé à l'université Carnegie-Mellon de Pittsburgh sous la direction d' Hans Berliner ancien champion du monde d'échecs par correspondance, commença à battre régulièrement des Maîtres Internationaux grâce à une meilleure compréhension du jeu. De plus cet ordinateur allait prédisposer l'architecture parallèle en utilisant un processeur pour chaque cases, cette puissance de calculs lui permettant ainsi d'atteindre la profondeur étonnante de 14 demi-coups.
Les micro-ordinateurs et machines électroniques  

A la fin des années 1970, apparus les premiers jeux électroniques d'échecs ainsi que des programmes tournant sur des micro-ordinateurs. Ceci fut spécialement dû à la percée de l'informatique domestique mais également aux coûts de fonctionnement des gros ordinateurs dont chaque heure d'utilisation coûtait plusieurs milliers de francs et qui, de toute façon, n'auraient pas laissé beaucoup de chance à son adversaire humain.
Ainsi le grand public en rêvait et Fidelity Electronics l'avait bien compris: en 1976 cette société lançait sur le marché le dénommé Chess Challenger qui se déclinera en de nombreuses versions. Puis le 15 décembre 1977 arrivait la version 3 (car trois niveaux de jeux) en France. Son prix avoisinait les 3000 francs et son niveau de jeu était très faible; imaginez que même des mats en un seul coup lui échappaient!

Une publicité de 1978 du premier Chess Challenger sorti en France

En 1978, sortait une nouvelle génération d'appareils qui avait un rapport qualité/prix meilleur et dont le succès ne se fit pas attendre puisque qu'elle se vendu dans le monde en centaines de milliers d'exemplaires.
Les joueurs de club et aficionados durent encore attendre un peu avant de trouver adversaire à leur taille jusqu'en 1980, où sortit Sargon 2.5. Cette machine apporta de nombreuses améliorations avec tout d'abord une grande bibliothèque d'ouvertures, la possibilité de réfléchir sur le temps de l'adversaire et une modularité des programmes. Cette dernière permettait ainsi, moyennant un fort coût, d'acheter de nouvelles bibliothèques vraiment spécialisées telles que la "défense sicilienne".
Comme pour le cas des gros ordinateurs, un tournoi international fût créé, et il va sans dire que le couronnement du titre mondial était très convoité afin de doubler ou tripler ses ventes. Aussi une bataille commerciale commença où les quatre principales marques (Fidelity Electronics, Novag, Mephisto et plus tard SciTech) s'arrachèrent les rares programmeurs à coup de milliers de dollars. "Rare" car faire tenir un bon programme d'échecs dans 2 Ko de mémoire était un vrai défi.

Parallèlement les programmes sur micro étaient devenus de plus en plus un outil de travail pour le joueur d'échecs avec, grâce aux disquettes, disques durs puis cdrom, la possibilité de visionner de vastes bases de données, lesquelles renseignent sur le style d'ouvertures d'un joueur etc.
Aussi ces mines d'informations, telles que ChessBase ou ChessAssistant, allaient prendre de plus en plus d'ampleurs avec l'ajout de clips vidéo, de commentaires sonores... tout pour satisfaire chaque catégorie de joueurs.

Les machines dédiées aux échecs, au cours des années 1980, changèrent très sensiblement leurs ergonomies. Si l'afficheur digital remplaçant l'afficheur LED n'apportait pas grand chose, en revanche le déplacement des pièces par pression (sensitif) renvoyait l'ancienne méthode aux oubliettes. Fini les prises de têtes à saisir au clavier le coup à joué et les bips qui vous harcèlent!
Plus tard arrivera l'auto répondeur qui permettra enfin de totalement s'immerger.

Voici un problème qui montre la très rapide évolution des jeux électroniques:

Les blancs jouent et font mat en trois coups

Délai pour trouver la solution 1.Fxh7+ Rf8 2.Cg6+ fxg6 3.Tf4 mat
La vitesse en cinq ans aura été multipliée par un million!
Deep Thought  

En 1987, quatre étudiants, de la même université que les créateurs de Hitech, concevaient Chip Test qui était une sorte de prototype sur laquelle les créateurs bidouillaient, rajoutant tous ce qu'ils récupéraient en mémoires ou processeurs afin d'augmenter sa puissance. Cet enchevêtrement de pièces fût rebaptisé en nom plus sérieux Deep Thought. Et Deep Thought (Pensée profonde) méritait bien son nouveau nom car les programmeurs gérèrent avec succès le problème de l'explosion combinatoire (c'est à dire que lorsque l'ordinateur est confronté à une succession de prise, il analysera cette ensemble de prises et ne s'arrêtera pas bêtement au milieu de l'échange) qui lui permettaient ainsi d'annoncer parfois des mats en 20 demi-coups... ce qui avait dons d'agacer l'adversaire!
En novembre 1988 au tournoi de Long Beach, Deep Thought fût enfin opposé à des adversaires de taille, son niveau de jeu était saisissant et cela se concrétisa le 25 lorsqu'il battu le Grand Maître Bent Larsen, c'était la première victime d'une longue série. Le magazine Scientific American avança que la prochaine génération de machine atteindrait un Elo de 3400 points (!).
Enfin début 1989 Deep Thought, avec ses 750 000 positions analysées par seconde, écrasa tous ses homologues lors du championnat du monde des ordinateurs.

Et ce fût le tournant; IBM décidait de soutenir les développeurs, y voyant là une formidable occasion de montrer que les ordinateurs IBM étaient les meilleurs au monde. Mais pour avoir le succès escompté il fallait frapper fort et rien de tel qu'un défi visant la victoire de l'ordinateur sur le meilleur joueur mondial.
Des crédits illimités étaient alors alloués aux deux concepteurs principaux, Feng Hsiung Hsu s'occupait de la partie hardware (il ne connaissait rien aux échecs...) et Murray Campbell gérait le software.
A ce moment Deep Thought pouvait analyser deux millions de positions par seconde. Il était à peu près 200 fois plus puissant qu'un ordinateur du commerce, mais pourtant il réussit à se faire battre en 1989 par le terrible Mephisto qui, lui aussi, raflait tout sur son passage avec, notamment, un cinquième sacre en tant que meilleur micro-ordinateur.

Deep Thought battait, début 1989, le Grand Maître Robert Byrne en match et, fin 1989, il était confronté au champion du monde, Garry Kasparov, en partie semi-rapide. L'ordinateur se fit humilié et perdit 2 à 0. Fort de sa victoire (et de ses 10000 dollars empochés), Gary Kasparov déclara dans son style bien provocant: « Aucun ordinateur ne me battra ! ». Mais il en fallait plus pour décourager IBM...

Les ordinateurs jouent et gagnent  

En 1990, Anatoli Karpov, alors deuxième joueur mondial, était battu par Mephisto dans une simultanée. Ce même ordinateur gagna contre les Grands Maîtres Robert Huebner et David Bronstein. Enfin il obtient une norme de Maître International à l'open de Dortmund.

Quand à Deep Thought, il obtenait la même année une performance spectaculaire de 50% des points en jouant contre dix Grands Maîtres, et 86% des points en jouant contre 14 Maîtres Internationaux, et ce, dans des conditions de tournois. Puis en 1993 Deep Thought eut logiquement le privilège d'être sélectionné afin d'analyser le match des championnats du monde d'échecs entre Kasparov et Karpov.

C'est à cette époque, avec l'arrivée du cdrom, que des bases de données pour les finales sont apparues. Ces bases (dites tablebases), généralement de types Ken Thompson ou de Nalimov, sont simplement des positions, regroupées par pièces présentes (par exemple: la consultation de la base TT/D signifie que deux tours blanches ainsi qu'une dame noire -en plus des deux rois évidemment- sont les seules pièces présentes sur l'échiquier), qui ont déjà été analysées à l'avance et dont la meilleure suite est enregistrée. Ainsi si l'ordinateur a cette position dans sa base de données alors il trouvera toujours le meilleur coup.

Les bases des ordinateurs d'échecs, au départ, contenaient seulement les positions comprenant quatre pièces tandis que les bases cinq pièces compressées, occupant la bagatelle de 7.5 Go, étaient stockées sur des ordinateurs énormes. Elles n'étaient utilisées que dans de rares cas, comme pour la consultation après un ajournement ou bien pour vérifier des études faites il y a des années; par exemple, il y a une vingtaine d'année, la finale FF/C était considérée comme fréquemment nulle mais l'analyse par l'ordinateur a montré que le camp qui possède les deux fous doit gagné en maximum 70 coups.
Plus tard ces bases cinq pièces allaient se démocratisées et en 1995 la plupart des ordinateurs professionnels et logiciels professionnels disposaient de cette fonctionnalité.
Cette infaillibilité en finale, les informaticiens cherchèrent à la repousser encore plus loin avec, aujourd'hui, l'analyse des positions à six pièces dont on peut déjà télécharger sur le web quelques exemples.

Le tournoi de Munich le 19-20 mai 1994 réunissait les meilleurs joueurs mondiaux ainsi, une première dans un tournoi aussi élevé, que le programme Fritz 3.
Et il n'y eut pas besoin de seconde fois pour montrer la supériorité des programmes en blitz... car Fritz 3 vainquit à tour de rôle Kasparov, Anand et Kramnik. Les matchs terminés, Kasparov et le programme occupaient la première place mais Kasparov motivé comme jamais se vengera dans le match départage et battra Fritz 3 à plates coutures sur le score de 4-1.
Mais cette non moins superbe performance de Fritz à 2800 points Elo était tout de même à relativiser car tout d'abord les parties étaient des blitz de 5 minutes, or on savait depuis bien longtemps que l'ordinateur était très fort dans ce domaine puisqu' il ne loupe pratiquement aucun combinaison tactique et ne commet pas de gaffes en zeitnot, de plus les deux joueurs (Gueorguiev et Hertneck) qui réussirent à battre Fritz étaient les seuls, comme par hasard, à avoir testés le programme au préalable, donc avec un peu d'entraînement la manière de jouer de Fritz devait s'apprendre.
Sponsorisé par Intel, Fritz tournait logiquement sur les nouveaux processeurs Intel Pentium et calculait 100 000 positions par seconde. Il était tout de même dommage, et cela allait se reproduire, que le nom du joueur informatique inscrit n'ait pas été le nom du programme lui même mais celui du processeur... de quoi un peu mépriser le travail des programmeurs!

Kasparov ne fera qu'une bouchée de Fritz en finale

Kasparov avait donc par trois fois battu Fritz; à chaque partie il avait joué 1.e3 ("début irrégulier") pour tenter de déstabiliser l'ordinateur et cela avait marché car les programmeurs de Fritz n'avaient pas prévu un tel cas (on sait que même si aucun premiers coups aux échecs n'est réfuté, il est toujours préférable de soit occuper le centre: théorie de Steinitz ou soit de contrôler le centre: théorie de Réti) et ne s'étaient pas penché sur l'élaboration d'une bibliothèque avec l'ouverture en question. Ainsi au bout de quelques coups le programme était déjà en difficulté.
Autant dire que ce n'était pas resté inaperçu et Richard Lang, concepteur de Genius, dépêcha le Grand Maître International Gerald Hertneck afin d'établir une bibliothèque d'ouverture comprenant des variantes avec 1.e3, Hertneck en profita également pour créer une bibliothèque étudiée au jeu de chaque joueur du circuit.

C'est ainsi que Chess Genius 2.9 arriva au tournoi de Londres avec un tout nouveau bagage théorique, près à piéger les plus grands. Ce tournoi, à la différence de celui de Munich, était par élimination directe et le temps alloué à chaque participant de 25 minutes en faisait un tournoi beaucoup plus sérieux.
Chess Genius et ses concepteurs n'avaient pas vraiment eu beaucoup de chance lors du tirage au sort puisqu'ils avaient tiré Kasparov.
Pourtant il réussit l'impensable: battre le numéro 1 mondial. La nouvelle se répandit à travers le monde et elle fit la une de la presse. Kasparov était cette fois-ci tombée face à meilleur que lui.
Le match Deep blue-Kasparov  
Maintenant restait un objectif, celui de battre Kasparov en match. Et c'est IBM qui allait s'employer à le faire.
En février 1993, Deep Thought était renommé Deep Blue (en hommage à IBM qui est souvent surnommé "Big blue"). Mais l'amélioration en Deep Blue était bien plus qu'un simple changement de nom. En fait IBM introduisait la technologie "massivement parallèle" avec ses serveurs RS/6000 SP (scalable power parallel), ceci permet de connecter un nombre incroyable de processeurs en parallèle. Ainsi Deep Blue disposait de 32 serveurs Power2 (donc 32 noeuds) pilotant chacun 8 processeurs VLSI (composants à très haute intégration), ce qui donnait un total de 256 processeurs en parallèle et une puissance de 0.7 Tflops. Ainsi il pouvait évaluer 200 millions de positions par seconde, soit, en trois minutes, atteindre une profondeur de 7 coups (14 demi-coups).
Une des 32 cartes serveurs Power2

Deep blue

Fruit d'un pari réussi, IBM aura vendu en trois ans plus de dix milles RS/6000 SP!

Donc en 1996, Deep blue avait eu trois ans pour se préparer et un match contre Kasparov s'imposait.
Cà commençait mal pour le joueur humain puisqu'il perdit la première partie. Mais le reste du match fût totalement à sens unique avec deux nuls et trois victoires pour le champion du monde.
Encore une fois, IBM financerait Deep Blue tant que celui ci n'aurait pas battu Kasparov et, vu que le constructeur informatique pouvait ce le permettre, une revanche fût organisé dès 1997.
L'évènement fût pour une fois très médiatiser, pas autant que le match Spassky-Fischer, mais suffisamment pour que la radio, la presse, la télévision et surtout Internet (cinq millions d'internautes ont suivis le match) en parlent.
Toute la pression était donc sur le dos de Kasparov, surtout que les développeurs s'étaient renforcer du Grand Maître International Joel Benjamin et annonçaient une version beaucoup plus forte de Deep Blue (qu'ils nommèrent d'ailleurs Deeper Blue).

La première partie se déroula très bien pour Kasparov puisqu'il s'imposa grâce à une succession d'erreurs stratégiques de son adversaire et n'eut pas à forcer son talent.

Curieusement dans le début de la deuxième partie, Deep Blue semblait métamorphoser tellement il joua les coups justes, pourtant à partir du quarantième coup il commit à nouveaux deux faux pas, hélas Kasparov abandonna prématurément alors que selon les analyses ultérieures le joueur pouvait annuler facilement. Dommage pour lui et pour les échecs en général... Les trois parties suivantes se soldèrent par des nulles.

Il restait donc une dernière partie à jouer. Il est sûr que dans cette partie Kasparov voulait gagner le point décisif, et ne se pas contenter d'une nulle qui aurait renvoyé les deux adversaires dos à dos.

Seulement au huitième coup, après que l'ordinateur ait fait un superbe sacrifice matériel digne des meilleurs joueurs, Kasparov, pourtant si redoutable d'habitude dans l'ouverture, était déjà dans une position très compliquée et il n'y avait qu'à voir la position noire au onzième coup pour comprendre que cette fois ci l'ordinateur aurait sa peau.

Position après le onzième coup noir

La dernière partie et la défaite en 19 coups de Kasparov
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Et en effet l'ordinateur ne lui laissera aucune chance avec une inexorable attaque contre son roi noir.
Lorsqu'il abandonnera au 19ème coup (une des plus rapides défaites de sa carrière) ce sera un véritable choc pour tous les spectateurs et humains que nous sommes: un monstre cybernétique, ne comprenant que les 0 et les 1, aura réussi ce qu'aucun joueur n'a jamais fait: battre Kasparov en match.

Les spectateurs n'en croient pas leurs yeux: la position de Kasparov prend l'eau de toute part!
Epilogue  
Nombreuses ont été les analyses et commentaires après ce match. Il a d'ailleurs été critiqué sur de nombreux points:
Déjà il est certain que Kasparov n'a pas joué son jeu qui le rend si redoutable, sans doute, voulant éviter les positions tactiques.
Ensuite il semble que Deep blue est joué des coups qu'il n'aurait jamais dû jouer... aussi Kasparov pense toujours qu'il y a eu sur certains coups une intervention humaine... difficile de juger.
Dès la fin du match Deep blue est parti à la retraite et n'a plus jamais été utilisé. Or rappelons tout de même que Kasparov avait remporté le premier match en 1996 et il était donc assez logique de disputer une belle, mais après avoir empoché quelque 100 millions de dollars avec l'impact publicitaire, IBM a sans doute estimé qu'il avait été chanceux tout au long des six parties et qu'il ne servait à rien de risqué de ternir son image de marque.
Pour finir un match en six parties contre un ordinateur était tout à fait inégal car la fatigue mentale et la lassitude jouent énormément. Aussi Kasparov n'aurait sans doute pas perdu cette dernière partie si il n'y en avait pas déjà eu cinq, chacune dépassant les deux heures de jeux.
Beaucoup plus récemment (fin 2002) Kramnik menant 3-1 contre le programme Deep Fritz se fera rattraper avec, là aussi, un abandon dans une position nulle, sans doute dûe à la fatigue.
Bref chacun jugera.

En fin de compte il aura fallu "seulement" une cinquantaine d'année pour battre le champion du monde.
Selon les prédictions, et comme pour toutes prédictions, certains étaient dans le vrai, d'autres avaient à peu près vu juste, et d'autres par contre étaient soit complètement pessimistes soit optimistes.
Ainsi l'ordinateur battrait le champion du monde en 1993 selon McCarthy, en 1999 selon Shannon, en 2010 selon Kasparov et en 2018 selon Thompson...

Ne croyons pas pour autant que la machine est devenue intelligente car Deep blue n'utilisait aucun algorithme d'intelligence artificielle. Aussi pouvons nous espérer dans les prochaines années qu'un nouveau défit sera relevé. Pourquoi pas un jour un ordinateur réseau neuronal jouant aux échecs...

Les ordinateurs champions du monde (WCCC)

Les micro-ordinateurs champions du monde (WMCCC)
A noter que la compétition ne s'est pas déroulée en 1992 et 1994
et qu'en 1999 micro-ordinateurs et ordinateurs étaient réunis dans un même tournoi.


Progression des ordinateurs d'échecs
La valeur calculée pour le Elo est la meilleure performance de l'année d'un ordinateurs dans un tournoi contre des joueurs humains. Seules les parties à cadences tournois (2 heures/40 premiers coups...) sont prises en comptes.
Autres photos en vrac  
Fin 1977, des joueurs Parisiens affrontent Chess 4.6, alors champion du monde, grâce au réseau Cybernet; Le super ordinateur Américain étant difficilement déplaçable!

Calculateur Digital jouant aux échecs (début années 70)

L'équipe de Deep Blue
De g. à d. : F.H. Hsu (debout), J. Brody, J. Hoane jr, M. Campbell et C.J. Tan.
Europe Echecs N°456

Cette caricature de 1979 met en évidence le très faible niveau des programmes d'échecs.

V. Korchnoï, alors vice-champion du monde, affronte dans une simultanée le Challenger Voice.
(Forum de Halles à Paris, fin 1979)

Dessin de Yves Jobert
Science et Vie HS N° 124

Le programmeur du Modular Game System: John Aker
Copyright 2006 Civitarese Jonathan